Festival Jazz à la Villette du 29 août au 8 septembre 2024

Christian Scott
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Entretien avec Christian Scott

interview

Le trompettiste américain nous parle de sa Stretch Music, de ses instruments insolites et du projet Afro New Orlanian – Black Indian Music qu’il présentera à Jazz à la Villette mardi 4 septembre.

English below

La première chose que le public remarque lors de vos concerts est probablement le design de vos instruments. Qu’y a-t-il dernière cette ligne d’instruments ?

Tout a commencé par l’envie de jouer du Flugelhorn de la même façon qu’on joue de la trompette, tout en rendant son son plus doux et plus moelleux. Le Flugelhorn a une grande résistance, une gamme assez limitée. Je voulais offrir au Flugelhorn toutes les qualités de la trompette sans pour autant mettre de côté ses propres qualités. Tout cela représente 7 ans de travail, je pense qu’on a réussi une très belle avancée récemment.

Pouvez-vous nous parler du projet que vous présenterez à Jazz à la Villette – Afro New Orlanian – Black Indian Music ? Il est directement inspiré de votre grand-père qui était un Chef de la communauté afro-américaine, c’est ça ?

Oui mon grand-père était Chef. C’était le seul à être simultanément Chef de quatre différentes tribus noir-indiennes aux Etats-Unis. Ensuite mon oncle Donald [Harrison] a été Chef pendant 30 ans et je viens de devenir Chef l’année dernière.

[Les tribus ou « chefferies » noir-indiennes sont issues du métissage entre les populations amérindiennes et afro-américaines. Elles conservent encore aujourd’hui un rôle culturel et social fort aux Etats-Unis, particulièrement dans les anciennes grandes régions esclavagistes.]

Comment décririez-vous la musique de ce projet ?

Historiquement cette musique a commencé en Afrique de l’Ouest et en Louisiane du Sud. Ce n’est pas une musique qui puise ses racines dans les Caraïbes, à Cuba ou en République Dominicaine. Mais c’est une musique qui en est très proche car beaucoup de Ouest-africains ont aussi été emmenés là-bas.

Des gens comme Louis Armstrong et Kid Ory diraient qu’ils ont développé leur technique de souffleur en écoutant le Grand Chef de Congo Square. Cette musique est à la racine de ce qu’est le jazz, elle est indissociable de la naissance du jazz.

Donc on ne va pas essayer de mixer du jazz dans la musique noir-indienne puisque le jazz est une extension de cette musique. On va jouer cette musique d’une nouvelle manière, en ajoutant des éléments d’indie rock ou de hip hop et en étirant le tout.

Le Grand Chef Juan Pardo sera sur la scène de Jazz à la Villette avec vous. Vous avez déjà joué avec lui à de nombreuses reprises ?

Oui il va jouer avec nous ! Je le connais depuis quelques années, c’est un Chef incroyable et également un très bon chanteur. C’est un homme qui fait beaucoup pour sa communauté et pour sa culture : il participe à la construction de maisons pour les gens qui n’en ont pas, il est aussi représentant de sa communauté auprès du gouvernement municipal.

On a joué ensemble sur scène une fois ou deux. Mais dans ma culture il est fréquent de se rassembler pour chanter, jouer les rythmes et les percussions traditionnels avec d’autres tribus. Dans cette configuration on a joué ensemble à de nombreuses reprises.

Le 4 septembre vous partagerez aussi l’affiche avec Shabaka Hutchings et son groupe Sons of Kemet. Avez-vous déjà joué avec lui ou avec d’autres membres de la scène jazz londonnienne qui émerge depuis quelques années ?

Shabaka est mon pote ! Ces gens sont mes amis et j’adore ce qu’ils font musicalement en ce moment. Je suis heureux que le monde ait la chance de voir à quoi ressemble le son noir de Londres.

En tant que musicien de jazz américain et en particulier en tant que jazzmen noir américain, j’ai une légitimité plus naturelle au regard du public. Le jazz est reconnu comme mon langage. Quand on regarde le jazz et les musiques improvisées de manière plus large, on voit des gens de cultures très différentes qui débarquent aux Etats-Unis, commencent à faire du jazz, et sont considérés comme parfaitement légitimes dans ce qu’ils font. Mais pour je ne sais quelle raison, ça a pris énormément de temps pour que les gens se rendent compte que les musiciens noirs de Londres avaient un son si beau et si singulier. Donc je suis vraiment content pour des gens comme Shabaka ou Nubya Garcia. On assiste à quelque chose de beau à Londres en ce moment.

Dans une session live pour NPR Music, vous arborez un t-shirt de Joy Division, est-ce que vous avez beaucoup d’influences new wave ou plus généralement rock ?

C’est difficile de dire qu’un groupe culturel m’influence musicalement plus qu’un autre. Quand j’ai appris la musique, que j’allais à l’école, et encore aujourd’hui, j’écoute tout. Quand je suis avec des amis et que l’un me dit « c’est un disque horrible, il m’a donné envie de vomir », je veux écouter le disque en question sans attendre, parce que je suis amoureux du son et l’art de faire du son. En tant qu’artiste, musicien et architecte sonore, c’est très important pour moi de comprendre les concepts, les langages et les vernaculaires de toutes les cultures musicales. Donc je ne dirais pas que c’est tant la New Wave, la Trap Music, l’Indian Raga, la musique coréenne, la Bom Bom Music de Puerto Rico ou le Kassa Soro du Sénégal, du Mali ou de la Gambie… toutes ces cultures musicales ont autant d’importance à mes yeux. Ce que j’essaye de faire c’est adopter un régime sain, un mix d’autant de cultures musicales que possible sans que l’une d’entre elles prévale sur les autres, pas même le jazz.

C’est dans cette démarche que vous avez lancé le Stretch Music Festival ?

Oui je suis directeur artistique d’un festival au Harlem Stage, à New York. Ce festival accueille des artistes gospel, principalement basés sur la côte Est. On vient tout juste de lancer le festival, on espère le voir grandir pour accueillir des groupes de Paris, du Sénégal ou de Tokyo. Un jour je pense qu’on réussira à attirer des artistes du monde entier. Je prends beaucoup de plaisir, et j’apprends énormément en programmant ce festival. C’est quelque chose de très différent de produire un festival et de jouer dans un festival. Je suis heureux de voir que le public vient avec beaucoup d’amour, parce qu’il sait que la culture du Stretch Music Festival est basée sur nos traits communs plus que nos différences.

Je n’avais jamais assisté à un festival aussi bienveillant et ouvert à toute communauté, c’est quelque chose dont je suis très fier.

Votre musique est souvent décrite comme politiquement engagée. Comment fait-on une chanson politique sans paroles ?

Le but de ma musique est d’inciter les gens à penser, pas de leur dire quoi penser. Ça ne m’intéresse pas de dire aux gens de voter pour Obama plutôt que Trump. Je cherche à créer un espace artistique qui incite les gens à réfléchir sur l’environnement dans lequel ils vivent, et cela peut effectivement influencer la manière dont ils votent.

Tout musique instrumentale est abstraite. La musique parle à une partie viscérale de l’homme. Si j’entre dans une pièce et que je joue une note dont l’énergie est l’amour, ou la haine, le public le sentira. Quand je fais de la musique sur des questions sociales ou politiques, les chansons sont souvent très nuancées. Il y a des aspects d’amour, de haine, que je questionne musicalement. L’objectif est de créer un son qui fasse réfléchir à notre vie, notre réalité… en ce sens c’est politique.

Mais personnellement je ne vois pas ma musique comme politique, c’est une conclusion d’autres personnes qui parlent de ma musique. Quand je compose sur des choses que j’ai vécues ou vues, cela pointe souvent vers des choses de natures politiques. Mais comme je le comprends, la politique c’est la répartition du pouvoir entre les hommes. Or quand je joue, je ne cherche pas à ce qu’un groupe de gens prenne l’ascendant sur un autre.

Je fais de la musique dans l’optique d’unir les peuples et les cultures. C’est l’essence de la Stretch Music. Je fais de la musique pour que les gens s’aiment et réalisent que leurs propres histoires forment une histoire commune, partagée. Pour moi c’est l’opposé d’une conception politique.

Vous avez déjà collaboré avec des rappeurs, notamment Wiki et ASAP Ferg pour le média Complex. Est-ce que vous prévoyez de réaliser un album hip-hop ou un album rap ?

Je ne vois pas les cultures musicales comme différents genres musicaux. Pour moi c’est simplement du son dans différents styles. La nuit dernière [au Montreux Jazz festival] j’ai joué avec Mos Def et Talib Kweli, et je peux dire que ma musique est autant hip-hop que celle de Talib Kweli. Je suis né en 1983 à La Nouvelle-Orléans. Le hip-hop est la musique de mon enfance et aujourd’hui encore, c’est le genre musical majeur aux Etats-Unis. Je joue de la musique aux Etats-Unis donc ce que j’exprime musicalement et culturellement est très souvent semblable au hip-hop.

Mais vous parlez plutôt de rap j’imagine. J’ai travaillé comme directeur musical pour de nombreux artistes hip-hop, j’ai produit des disques pour des rappeurs et des emcees. J’adore travaillé avec eux. Mais c’est difficile pour moi de dire si je ferai ou non un album rap car mes goûts musicaux sont très variés. Peut-être que cela arrivera un jour, mais je préfère laisser les choses venir à moi naturellement.

Donc je ne prévois pas de faire ce que je considère être un album rap, mais j’ai commencé à travailler sur un disque avec Saul Williams, que beaucoup considère comme un artiste hip-hop et un rappeur. Je le vois plus comme un leader culturel et un sage. Ce projet devrait voir le jour en 2020, techniquement ce sera un disque hip-hop et rap. Donc finalement je crois que ma réponse est oui !

Un dernier mot pour présenter votre concert à Jazz à la Villette ? Peut-on s’attendre à un featuring avec les Sons of Kemet ?

Oh oui ils peuvent bien sûr monter sur scène et jouer avec nous un moment. Je veux juste que le public passe une belle soirée, en écoutant une nouvelle Stretch Music qui remonte aux origines de la musique noir-indienne. C’est quelque chose qui vaut le déplacement et je pense que le public prendra beaucoup de plaisir à y assister !

 


Propos recueillis et traduits par Maxime Guthfreund.

English

First thing people probably notice when they see you perform is your special instruments. What’s behind these unique instruments? Why and when did it start?

It started when we tried to figure out a way to take the sound of the flugelhorn into a more mellow and softer sound, and to be able to play it the same way that you play the trumpet. There’s more resistance in the flugelhorn, it has a pretty limited range, only a couple of colors. I wanted to figure out a way to give the flugelhorn all of the qualities that the trumpet and cornet have in addition to holding on to the qualities that the flugelhorn already had. This took about seven years of work and I think we finally made a really good breakthrough recently.

Can you tell us more about this Afro New Orleanian - Black Indian Music your are going to play at Jazz à la Villette? It is directly inspired by your grandfather who was a famous Chief in the black community, right?

Yeah my grandfather was a Chief. He was the only man to be Chief of four different tribes of Black Indians in America. Then my uncle Donald has been Chief for 30 years and I just became Chief last year.

Musically speaking, how would you describe that project?

The music started in West Africa and Southeast Louisiana. It is not a musical culture that has a root in the Latin Caribbean, like Cuba or Dominican Republic or Haiti. The music is very similar to the music in those cultures because there were West Africans that were brought there as well, but this is a very unique and specific music culture. Guys like Louis Armstrong and Kid Ory would say that they’ve developed the way they spoke in the trumpet from listening to the great big Chief in Congo Square. So this music is at the root of what jazz is, it’s indistinguishable from the beginning of jazz.

So it is not about trying to mix jazz into Black Indian music because jazz is an extension of Black Indian music. We doing it in at a very new way and hip way that also has elements of indie rock and hip hop, we stretch all of the music to fit into that castle.

Big Chief Juan Pardo is gonna perform with you at Jazz à la Villette. Have you already performed with him a lot of times?

I’ve known him for a few years, he is an incredible Chief and also a really great singer. He’s a person that does a lot for his community and for his culture: everything from helping to build homes for people that don’t have homes, representing them when the municipal government is meeting.

We perform on stage together once or twice. But in my culture you would gather and sing, play the traditional rhythms and the traditional drums with other tribes pretty frequently. In that situation we played together multiple times.

At Jazz à la Villette, you will play right after Shabaka Hutchings and his band Sons of Kemet. Have you ever played with him or with the new jazz scene that recently emerged in London?

Shabaka is my homie! Those guys are my friends and I love what they’re doing musically right now. I’m glad the world is having a chance to see what the black London sound is like.

As an American jazz musician and specifically as a black American jazz musician, the world already knows that we can play, people know that it’s our language. When you look at the larger global reaction for jazz and creative improvised music, you get people from all over the world and all different cultures that come into America, they start to play jazz and they’re looked at as being equally as valid and having a very cool or hip approach to being able to play jazz. But for some reason it’s taken a very long time for people to actually see that the black musicians in London have such an incredible and beautiful sound. So I’m really happy for people like Shabaka and Nubya Garcia, these folks are part of a generation where the world is starting to be able to really see how incredible their music is and how they contribute to build a unique sound. That’s a beautiful moment happening in London right now.

In a live session for NPR Music, you are wearing a Joy Division t-shirt. Do you also have a lot of rock or new wave influences?

It’s hard to say that one cultural group musically influences me more than another. When I was learning to play music or in school, and still to this day, I would listen to everything. Sometimes I hang out with friends and one says « this is a horrible record, the record made me sick to my stomach, it was terrible » and I immediately say to him « let me hear, let me check it out » because I’m in love with sound and the art of sound. It’s interesting to me to know what makes people have a bad reaction or good reaction. As an artist, as a musician, as a sonic architect, it is important for me to understand the concepts and the vernacular or languages in all cultures of music. So I wouldn’t say that it’s so much New Wave, or Trap music, or Indian raga, or Korean music or so much Bom Bom music from Puerto Rico or Kassa Soro from Senegal, Mali or Gambia... all of these cultures of music are equally as valid to me. What I try to do is have a very healthy diet and mix of as many cultures of music as possible so one doesn’t take precedence over another, not even jazz.

That’s why you started the Stretch Music Festival, to mix all kinds of music cultures?

Yes I am an artistic director at a place called Harlem stage in New York. We have our own festival that deals with American church music artists, mainly East Coast based. We’re just starting the festival, we would like to see it grow into the type of festival where I can bring bands from Paris, bands from Senegal and bands from Tokyo. Someday I think we will be able to bring great artists from all over the world. It is a festival that I curate and I’m having a lot of fun with it, and learning a lot. It’s a very different position to produce a festival than it is to play in one. It’s been a lot of fun to see how it is evolving and growing, and to see how much love people come into the space with, because they know that the culture is based on the idea that we are more alike than we are different or dissimilar.

I haven’t experienced a festival that feels as loving and opened communally, there’s this accessible feels I’m very proud of.

Your music is often described as political. How do you make a political song without lyrics?

The purpose of my music is to inspire people to think, not to tell them what to think. I’m not interested in telling someone to vote for Obama rather than voting for Trump. I’m interested in creating an artistic space that makes peope think about where they live, and this might influence how they vote.

All instrumental music is abstract. Music speaks to a part of our nature that is not something that has to be taught, or that has to be refined in the same ways because you’re speaking to a guttural and visceral part of the human being. If I get into the room and I play a note and the energy behind the note is love, or hate, you can feel that. When we’re making music about political or social issues, the songs are usually very nuanced and really layered. There’s usually aspect of love, aspects of hate, questions musically in them. The point for us is to try to create a sound that inspires people to think about their lives and their reality, so in that way this is political.

But I’ve never thought of my music as being political. I think that’s the conclusions other people come to. When I write about things that I’m experiencing or the things that I see, those things points to things that have a political nature. But as I understand, the meaning of the word political is about the dissemination of power between people. When I’m playing a song I’m not looking for one group of people to take over another group of people, or to malign some people.

I make music as a means of marrying all people in all cultures. This is what stretch music is about, it’s about all people’s perspectives being beautiful and valid. I make music so that all people can love each other and see each other, and realize that their stories are shared stories. That is actually the opposite of a political conception.

You already worked with rappers like ASAP Ferg or Wiki, for Complex for instance. Do you plan on doing a full hip hop or rap record?

I don’t see music cultures as different music genres. To me it’s all just sound in different ways, different styles. Last night [at Montreux Jazz Festival] I played with Mos Def and Talib Kweli, and I can make an argument that my music is just as much hip-hop as Talib Kweli music is. I’m born in 1983 in New Orleans, Louisiana. Hip-hop is the music of the day I’m born and still now, hip-hop is the main music in America. I play music in America so what I’m speaking to a lot of times musically and culturally is the same as hip hop.

But you’re talking about rapping I imagine. I’ve worked as a musical director for many hip-hop artists and produce records for emcees and rappers. I love working with them a lot. It’s very difficult for me to say I will or will not do a rap record because my music tastes are so wide. Maybe someday I’ll do a project that features predominantly rappers, but I prefer to let things come naturally.

So I’m not planning on doing what I will consider a rap record but I have started working on a record with Saul Williams, who some may consider a hip-hop artist. I see him more as a cultural leader and a sage. This project is probably going to be release in 2020, so technically that would be a hip-hop and rap record. So I guess my answer is yes!

One final word about your upcoming show at Jazz à la Villette? Can we expect you to play with Sons Of Kemet?

Oh yeah they can certainly come up and play with us a bit. I just want people to come out and have a good time, they’re going to hear some new stretch music that goes all the way back to the beginning of this music, so it is something that I think is really worthwhile and this gotta be a lot of fun for people to experience.

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