Festival Jazz à la Villette du 29 août au 8 septembre 2024

The Strangers © Adèle et Jules Salters

Entretien avec General Elektriks (The Strangers)

interview

Rencontre avec Hervé Salters (alias General Elektriks) avant le concert du supergroupe The Strangers – General Elektriks + Leeroy de Saïan Supa Crew + Lateef The Truthspeaker de Blackalicious et Fatboy Slim – en clôture du festival Jazz à la Villette, dimanche 8 septembre à 19h au Périphérique.

Comment se sont faites les rencontres avec Leeroy et avec Lateef The Truthspeaker ?

Je les ai rencontrés séparément tous les deux, à des moments différents.

Je connais Lateef [The Truthspeaker] depuis au moins une vingtaine d’années maintenant. C’était au moment où j’avais déménagé à San Francisco et je faisais les claviers pour le groupe Blackalicious, qui fait partie de Quannum MCs, le collectif de hip-hop indépendant monté par les membres de Blackalicious, DJ Shadow et Lyrics Born. J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir travailler avec ces gens, je faisais aussi partie de ce collectif et je tournais beaucoup avec Blackalicious. À peu près à ce moment-là, en 2003, j’ai sorti le premier album de General Elektriks, Cliquety Kliqk. J’avais invité Lateef à rapper sur trois des morceaux, notamment « Facing That Void » et « Take You out Tonight » qui était passé sur Radio Nova à l’époque.
J’ai rencontré Leeroy plus récemment, il y a peut-être une dizaine d’années, à un moment où lui travaillait sur un album solo qui s’appelle Noir fluo. Il m’avait demandé de faire des claviers, ce que j’avais fait avec grand plaisir. On avait bien sympathisé, bien accroché l’un avec l’autre. Je l’ai réinvité plus tard, il y a 3 ou 4 ans sur un morceau qui s’appelle « Corne de Gazelle » : un titre qui n’a pas terminé sur un album, mais sur un single « double 0 » pour lancer le dernier disque de General Elektriks qui s’appelle Party Like a Human, sur lequel il y a un morceau avec Lateef d’ailleurs.
La rencontre entre nous trois, donc tous ensemble, c’est en 2022 dans le cadre du festival Marseille Jazz des Cinq Continents, organisé par Hugues Kieffer. Hugues m’a proposé une soirée « carte blanche General Elektriks » et j’en ai profité pour inviter Lateef, donc le faire venir des US pour cette date en particulier, et faire venir Leeroy aussi. Il y avait également le saxophoniste Julien Lourau.

J’avais proposé à Lateef d’écrire des choses pour les morceaux que j’avais fait par le passé avec Leeroy et vice-versa, pour qu’il puisse être ensemble sur scène et qu’il puisse y avoir un réel échange. Dès la première répétition ça s’est super bien passé, on s’est tout de suite dit : « il y a vraiment quelque chose qui se passe là ». C’est des rappeurs qui par bien des manières sont assez différents bien sûr, mais ils se rejoignent sur plein de choses, notamment le côté assez athlétique de leurs rimes. Ils sont tous les deux très techniques et en même temps très poétiques, et puis sur scène ils ont quelque chose de spécial. Ils viennent tous les deux de collectifs de hip-hop qui sont réputés sur scène, donc ils savent vraiment comment chauffer un public, etc. Et ça s’est tout de suite senti pendant ce concert et le lendemain, on s’est dit « ok il faut qu’on fasse un projet ensemble ».

Et voilà, c’est devenu The Strangers.

Lateef et Leeroy ne se connaissaient pas personnellement avant ce concert à Marseille ?

Je crois qu’ils s’étaient croisés une fois aux Transmusicales au début des années 2000. C’était dans les backstages, parce qu’ils partageaient la scène : Blackalicious avait joué avant le Saïan Supa Crew.

Comment s’est construit l’album The Strangers après cette rencontre et ce concert fondateur ?

L’album s’est construit principalement à distance vu qu’on habite dans trois pays différents – moi à Berlin, Leeroy à Paris et Lateef est toujours à Oakland, dans la région de San Francisco – à part une semaine qui s’est passée à Berlin en décembre 2022. Lateef m’a rejoint pour une semaine de conceptualisation du disque. On avait une idée de narratif qui se passe dans le futur et on voulait approfondir ça, savoir quel genre de morceaux on allait pouvoir faire autour de ce narratif, comment allait se passer l’écriture, est-ce que sur tel morceau on pouvait pousser le tempo, ou tel morceau au contraire faire quelque chose de plus sophistiqué harmoniquement, un petit peu plus lent, etc.
Ce n’était pas vraiment de l’enregistrement à proprement parler mais plutôt de la conceptualisation. Et puis le reste s’est fait à distance. Je travaillais sur les instrumentaux – c’est principalement moi qui ai produit les instrus du disque, avec l’aide de Leeroy qui a fait des programmations rythmiques sur deux morceaux – et ensuite j’envoyais ça à Lateef et à Leeroy et eux écrivaient leur couplet. Il y avait un espèce d’effet ping-pong entre nous, dépendant de là où on voulait que le morceau aille. Assez rapidement quand vous écrivez quelque chose et que vous commencez à travailler sur de la musique, c’est le morceau qui vous dit où il veut aller. Donc il s’agit d’être bien d’accord sur où le morceau veut nous emmener et ça peut se faire à distance. Mais ça aurait été impossible il y a 20 ans, c’est vrai que c’est quelque chose d’exceptionnel de pouvoir faire ça maintenant.

Comment fonctionne ce rap bilingue ?

Quand Leeroy écrit son texte, il envoie une traduction en anglais à Lateef. Et Lateef n’envoie pas vraiment de traduction en français parce que Leeroy parle assez bien l’anglais pour comprendre la majeure partie de ce qu’écrit Lateef.

Il y a quelque chose de très verbeux dans le rap, par définition, et quelque chose qui est vachement basé dans la référence de la culture populaire. La culture populaire en l’occurrence plus française pour ce qui est de Leeroy et plus américaine pour ce qui est de Lateef, mais bien entendu il y a une culture populaire mondiale aussi, surtout dans le cadre du monde occidental. Donc ils se rejoignent au milieu de tout ça, et puis c’est justement ça qui est intéressant avec ce projet : notre idée de faire se confronter des visions un petit peu différentes et de montrer qu’on peut construire des ponts entre des choses qu’on aurait pas nécessairement pensé à rallier.
Et ça rejoint notre concept du voyage dans le futur, le concept du narratif dont je parlais tout à l’heure. Il s’agit aussi de construire des ponts et de savoir s’écouter, de savoir regarder l’autre et écouter l’autre même si on ne le connaît pas bien ou qu’on ne le comprend pas bien. Je pense que c’est quelque chose qui manque cruellement dans ce monde extrêmement polarisé actuellement. Donc ça m’a personnellement fait beaucoup de bien de travailler sur un projet comme ça, qui soit ouvertement bilingue.

Comment retrouvera-t-on ce concept de narratif lors du concert à Jazz à la Villette ?

On ne le pousse pas plus que ça.
Ce qui n’est pas évident avec les concepts en musique, c’est qu’il faut éviter que ça devienne trop poussif. Je pense qu’il y a eu parfois des errances de ce point de vue-là dans les années 1970, avec des disques-concept un peu lourds, ou en tout cas avec lesquels moi je résonnais moins. On a essayé d’éviter ça, donc de faire que les morceaux puissent être écoutés en dehors de l’album et quand même faire sens. Pour la scène c’est pareil : on parle un peu de 2222 – la temporalité narrative de l’album – et il y a un petit effort au niveau vestimentaire. Mais on n’a pas cherché à faire quelque chose de trop marqué, où on serait un groupe du futur qui arriverait en 2024. On est quand même vraiment ancré dans notre présent. Notre idée avec ce concept, c’est de parler de notre présent en utilisant le futur comme trampoline pour l’inspiration.

Musicalement, à quoi s’attendre avec vous aux claviers, deux rappeurs mais aussi un DJ (Aleqs Notal) et un batteur (Toma Milteau) ?
À un concert énergique et dansant façon General Elektriks, avec un relief plus important ?

On a voulu faire un pont entre une esthétique plus strictement hip-hop – c’est-à-dire avoir un DJ sur scène – et quelque chose de plus organique, de musique jouée avec des instruments. Donc ce qui se passe sur scène, c’est un petit peu ce qui se passe sur disque. C’est un projet hip-hop très ouvert, qui ouvre l’oreille vers d’autres genres : la soul, le funk… qui sont des choses qui sont jouées.
Sur scène c’est ce qui va se passer. Il y a Aleqs Notal qui est un DJ exceptionnel, un vieil ami de Leeroy car c’était le DJ du Saïan Supa Crew en live dans les années 2000. Il va y avoir de la performance de DJ, du scratch par exemple, autant qu’il y aura de la performance de moi aux claviers ou de Leeroy et Lateef derrière les micros, ou de Toma à la batterie. Il y a quand même des séquences puisqu’il y a certains beats qui sont moitié programmés, moitié rejoués par-dessus à la batterie, certaines des parties claviers qui sont séquencées mais qui sont lancées à la platine. Donc on ne joue pas sur des bandes. Tout ou presque est fait en live. C’est important pour nous l’aspect performance du live.

Quand on remonte au tout début du Hip-hop, tout était en live. C’était un DJ avec deux platines et des MCs et il n’y avait pas de laptop qui lançait quoi que ce soit. Si le DJ enchaînait mal les deux breaks, ça s’entendait. Donc c’est un peu le concept pour nous aussi, même si on joue une musique qui lorgne aussi vers la programmation.
Tout ça est au service de l’énergie du show. Lateef et Leeroy viennent d’une école où c’est essentiel d’échanger avec le public et de faire monter l’énergie tous ensemble. C’est quelque chose je pense qui s’est peut-être un peu perdu dans un certain genre de rap plus commercial maintenant.

Donc il faut s’attendre à quelque chose de très énergique. Ça va danser, ça va sauter !

Côté tracklist, dans la lignée des récents singles « Radiant Future » et « Robots Do It Better », des exclus à prévoir pour Jazz à la Villette ?

Il y aura un mélange de choses oui. Ce ne sera pas uniquement le disque The Strangers. L’idée, encore une fois, est de faire quelque chose de très vivant. Et puis de ne pas respecter scrupuleusement les versions des morceaux du disque. Les versions live sont un peu différentes, on rajoute des solos, on rajoute du freestyle… l’idée c’est vraiment d’avoir quelque chose de très organique et très vivant.
Et effectivement je crois pouvoir dire qu’il y aura des exclus, que personne n’a encore vu sur scène avec The Strangers. Ce sera spécialement pour le festival Jazz à la Villette !

Un mot sur Delgrès, avec qui vous partagez l’affiche et la scène de Jazz à la Villette le 8 septembre prochain ?

J’adore ! Je ne les connaissais pas personnellement mais on s’est croisés à la Réunion, il y a un petit moment, 3 ans peut-être. Je crois que c’était lors de la sortie de leur deuxième album. On avait joué au Sakifo Musik Festival ensemble et on a bien discuté. On avait joué juste avant eux avec General Elektriks et j’avais adoré leur concert. Ils ont une super énergie et je trouve qu’ils ont une patte assez unique avec le tuba, le créole, le côté trio très minimal. C’est très maîtrisé, très créatif. J’aime beaucoup ! C’est un vrai bon OVNI quoi. Personnellement c’est ça qui m’intéresse dans la musique : c’est d’être surpris par quelque chose. Et ils m’ont bien surpris et je suis ravi de pouvoir partager la scène avec eux de nouveau !

Propos recueillis par Maxime Guthfreund.

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